Apprendre le code informatique, une clé pour s’approprier le monde numérique
Un billet de Serge Proulx
Notre vie quotidienne est aujourd’hui traversée par l’usage largement répandu de dispositifs numériques de plus en plus sophistiqués (téléphone intelligent permettant la connexion mobile permanente, ordinateur connecté en continu à Internet). La vie en société se rythme selon les élans des smartphones pourvus de multiples « applications » permettant à ces dispositifs techniques de s’infiltrer insidieusement dans les interstices de notre quotidienneté, suggérant par exemple le choix d’un restaurant de quartier ou repérant les « amis » présents dans l’environnement physique rapproché où nous nous trouvons pendant quelques heures. Nos réseaux de contacts coïncident chaque jour un peu plus avec notre répertoire d’« amis Facebook ». Chaque fois que nous cherchons de l’information, nous consultons d’abord le moteur de recherche Google, devenu le Manitou des temps modernes. Nos sociabilités se mesurent à l’aune des potentialités et des contraintes de ces dispositifs techniques d’information et de communication.
Dans quelle mesure sommes-nous devenus dépendants de ces dispositifs numériques? Ces derniers ont été inventés soi-disant pour favoriser notre libération à l’égard des tâches répétitives, pour nous donner plus de temps libre, pour ouvrir plus grands nos espaces d’expression, pour étendre nos réseaux sociaux. L’univers des dispositifs numériques transforme effectivement et de manière significative notre vie quotidienne. Mais, bien que ces moyens techniques puissent susciter une émancipation sociale (relative), ils sont aussi à la source d’une possible aliénation pour les individus et les groupes qui les utilisent. En même temps qu’ils offrent des fourchettes de nouvelles possibilités (d’action, d’expression, de communication et de création), ces dispositifs techniques imposent simultanément des contraintes aux personnes qui les utilisent.
Les usagers se voient ainsi contraints de suivre des trajectoires logiques limitatives imposées par les codes et les algorithmes qui constituent l’architecture des dispositifs techniques. Cela est vrai pour l’ensemble des transactions quotidiennes que nous avons avec les administrations publiques et parapubliques. Les pratiques de consommation de biens et services, les pratiques de recherche d’information générale ou spécialisée et les pratiques de communication avec des proches ou au sein des groupes, communautés et organisations fréquentés au moyen des dispositifs numériques sont également régulées par ces trajectoires.
Dans un tel contexte, une meilleure connaissance du code informatique – et des algorithmes qui constituent l’architecture invisible des dispositifs numériques – s’avère un atout pour mieux vivre dans le monde numérique. Le code informatique est le langage utilisé par les programmeurs pour construire les programmes qui sont à la base du fonctionnement des ordinateurs et autres dispositifs numériques. A priori, le code est l’affaire d’ingénieurs et de professionnels en informatique. Mais il faut bien voir que les activités de programmation ont tendance aujourd’hui à s’élargir au-delà du cercle des programmeurs professionnels. Avec l’effervescence du mouvement du logiciel libre qui a contribué depuis les années 1990 à démocratiser l’appropriation de l’informatique, et aussi avec la commercialisation exponentielle des diverses « applications » informatiques qui fournissent des avenues inédites au fonctionnement des dispositifs numériques – notamment les téléphones intelligents –, les activités de programmation informatique se sont aujourd’hui étendues à des cercles beaucoup plus larges que ceux des seuls programmeurs professionnels.
Aux États-Unis, récemment (juillet 2014), dans le but d’encourager l’apprentissage du code auprès de populations jeunes qui ne sont pas nécessairement au fait de l’informatique, la National Science Foundation (NSF) a accordé une subvention à un consortium interdisciplinaire formé de chercheurs en provenance de trois laboratoires américains, pionniers dans la recherche sociale en matière de technologies numériques : le Media Lab (MIT), le Digital Media and Learning Research Hub (Université de Californie à Irvine) et le Berkman Center for Internet & Society (Université Harvard, <http://cyber.law.harvard.edu/node/9222>). Cette équipe postule que le codage informatique doit être aujourd’hui enseigné à tous les jeunes et non plus réservé à une élite de programmeurs. L’apprentissage du codage informatique constitue l’élément-clé du projet d’alphabétisation au monde numérique dans lequel nous sommes appelés à circuler. Pour réussir personnellement et professionnellement dans la société du tout-connecté, les jeunes de tous les milieux doivent apprendre à s’exprimer et à créer au moyen des technologies numériques. Pour ce faire, ils doivent apprendre à programmer de manière à pouvoir inventer les dispositifs numériques qui les aideront à réaliser leurs rêves.
Cette équipe de chercheurs s’appuie sur le langage de programmation Scratch, développé au MIT (<http://scratch.mit.edu/>), qui permet aux jeunes pratiquants de coder leurs propres récits interactifs, leurs propres jeux et animations. Les conditions d’apprentissage du code s’éloignent par conséquent d’une approche classique et scolaire. L’apprentissage se fait par expérimentations de micro-mondes inventés et développés à partir des passions et des intérêts personnels déjà présents chez les jeunes. L’apprentissage est d’autant plus facile et spectaculaire qu’il prolonge une passion qui était déjà là. Ainsi, par exemple, des jeunes intéressés par la danse pourront s’appuyer sur un micro-monde particulier permettant de programmer des rythmes musicaux et des mouvements chorégraphiques de personnages à l’écran.
À l’aide d’une série d’expérimentations avec le langage Scratch dans diverses bibliothèques de Los Angeles pendant l’été 2014, ces chercheurs se donnent pour objectif de pouvoir identifier les types de supports techniques et humains les mieux adaptés aux milieux socioéconomiques dont sont issus ces jeunes. L’équipe interdisciplinaire se montre également soucieuse de la dimension éthique en jeu dans de telles expérimentations : il apparaît en effet important de développer le cadre juridique et politique approprié pour préserver la sécurité en ligne des enfants autant qu’un certain niveau d’intimité lorsque cela s’avère nécessaire.
Dans la société hyperconnectée, l’apprentissage du code informatique par tous les citoyens et citoyennes – les jeunes autant que les plus vieux ! – constitue une clé pour acquérir un minimum de contrôle personnel et social sur l’environnement numérique qui nous envahit un peu plus chaque jour. Une manière, en somme, d’éviter l’aliénation et l’abêtissement du « tout-numérique ».
Serge Proulx est professeur titulaire à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal et professeur associé à Télécom ParisTech. Il est le directeur du Groupe de recherche et observatoire des usages et cultures médiatiques (GRM).
Mots-clés : Appropriation, Code informatique, Langage Scratch, micro-monde, numérique, Programmation, récit interactif